Rencontre avec Bertrand Uzeel, cofondateur de Welcome to the Jungle

Rencontre avec Bertrand Uzeel, cofondateur de Welcome to the Jungle

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Welcome To The Jungle est, tout bonnement un ovni en son genre. Voilà une plateforme qui, ces dernières années, a rafraîchi les méthodes de recrutement sur le marché de l’emploi tout en s’imposant comme un média transversal, en ligne et sur papier, qu’il fait bon lire pour connaître ce qui se fait de bien dans le monde de l’entreprise et de la start-up à la française. Installés dans un immeuble du cœur de Paris, Welcome To The Jungle et ses quelques cent vingt employés sont dirigés par un amusant duo en baskets composé de Bertand Uzeel et Jérémy Clédat.

Un matin d’été où il fait encore un peu frais, c’est le premier que l’on rencontre autour d’un café. À 35 ans, Bertrand Uzeel n’a pas grand-chose de l’image que l’on se fait d’un patron en réussite : une casquette de motard australien et les phalanges tatouées comme un pirate, un passé d’ingénieur du son et des rêves de cinéma en tête. Un côté nouveau roi de la jungle !

Au départ de l’aventure de Welcome To The Jungle, il y a cette idée que les principes de recrutement sur le marché de l’emploi, dans le monde de l’entreprise, sont bien trop austères…

Quand on se présente dans un salon du recrutement, qui est une sorte de panel assez large de ce qu’est le monde de l’emploi, tout le monde est habillé de la même manière. Cela revient à se balader un matin à La Défense et voir débarquer en haut de l’escalator tous ces gens en costards gris. Tout le monde est en costard, vraiment. C’est un dress-code absolu.

Avec Jérémy Clédat, le cofondateur de Welcome To The Jungle, nous nous sommes rendus une année à l’un de ces salons pour tenir une courte conférence. Je me suis alors retrouvé moi aussi en costume, comme si j’avais été conditionné par l’endroit et la situation, alors que, d’habitude, je passe ma vie en jean et en t-shirt. On aurait dit que mon inconscient m’avait commandé de ressembler aux autres.


Si on est bon avec un style qui détonne, je pense que c’est plus simple de marquer les esprits

Juste avant le début de la conférence, j’ai commencé à me sentir mal. Je n’étais pas du tout à l’aise dans mon costume. Ce n’était pas moi. Je me suis alors juré que lors des prochains salons, je m’habillerais comme je voulais. Les années d’après, lorsque je suis monté sur scène avec mon t-shirt, je me suis dit sur le moment qu’il fallait que je sois très bon pour capter l’attention de mon audience. C’était comme si je partais avec un désavantage. Voilà où on en est.

Mais attention, si on est bon avec un style qui détonne, je pense que c’est plus simple de marquer les esprits. Il n’y a qu’à voir Steve Jobs, chez Apple : le type était un génie, et avec ses sous-pulls, ses jeans sans formes et ses grosses baskets, il a imprimé un style dont tout le monde se souvient aujourd’hui.

Ce “désavantage” vous a-t-il été vraiment préjudiciable ?

Je pense que mon style a été un frein, oui. Certains fonds d’investissement un peu classiques que nous sommes allés voir au moment de lever des fonds ont dû se dire que l’on était des guignols en nous voyant. Il a du se passer la même chose avec quelques-unes des banques qui nous ont accordés un rendez-vous. On aurait eu plus de facilités pour se lancer au départ si Jérémy et moi avions porté un costume, comme tout le monde.

Mes tatouages n’ont certainement pas aidé non plus. Lors des premiers rendez-vous avec le board de Welcome To The Jungle, je n’étais pas vraiment serein. Je mettais les mains sous la table. Ce n’est pas parce que je dis qu’il faut me prendre comme je suis que c’est facile pour autant. Je me mets une pression d’enfer, j’ai toujours peur de passer pour un clown, qu’on me prenne pour quelqu’un qui n’a rien à faire faire valoir à part son look et ses tatouages. Je crois que tout ça est malheureusement un problème assez français. Aux États-unis, un type habillé en débardeur et en jogging, recouvert de tatouages de la tête aux pieds, peut très bien attirer l’attention d’un fond d’investissements simplement parce qu’il va leurs dire qu’il a la meilleure idée du monde et qu’il va tout faire pour la réaliser. Dans ces cas-là, il n’y a aucun problème. On lui fait confiance. Pour les fonds anglo-saxons, ce qui compte avant tout, c’est l’idée et l’ambition qui va avec. L’allure est secondaire.

D’où vient cette austérité française, d’après vous ?.

Dans le monde de l’emploi, il n’y a jamais eu de volonté de changer quoi que ce soit. La preuve, sur le site de n’importe quelle grosse boîte, la page dite “carrières” destinée aux offres de recrutement est comme une sorte de parent pauvre, avec une vieille photo sans âme, peu de couleurs, où tout est obsolète. La fringue, c’est pareil. Il y a une sorte de complexe culturel qui dit que l’on vendra peut-être mieux un PowerPoint si on est en costume et en chemise. On a besoin d’avoir une sorte de carapace pour mieux vendre.

On vit dans un pays qui aime les traditions, qui a une idée particulière de ce que doit être l’élégance. Je ne dis pas que le costume est moins bien que le jean, je dis qu’il faut de tout. Je dis que le camp d’en face, celui du costume, doit accepter que celui qui ne s’habille pas comme lui est aussi crédible pour vendre quelque chose.

En même temps, si le costume est un élément cliché du monde de l’entreprise, il existe également une sorte de cliché du côté des start-ups, non ?

Les start-ups sont toutes portées par une sorte de mission. Ces boîtes veulent tout réinventer: la tech, la manière d’interagir avec l’environnement, l’emploi. Et cela marche aussi avec le style. On se dit que l’on peut travailler d’une autre manière qu’en costume, au point que cela devienne un mantra et un cliché. Certains cultivent à outrance une sorte de style du créatif pour montrer qu’ils ne sont pas corporate pour un sou. Il faut obligatoirement être en t-shirt, une surchemise ou veste de travail (Hast de préférence), porter un jean un peu loose, avoir des baskets sympas, des Veja par exemple et, bien sûr, venir à vélo au boulot.

La majorité de start-uppeurs sont des gens de catégorie CSP+, qui ont étudié dans des classes préparatoires et des écoles de commerce, qui peuvent être de bonnes familles et qui, à leurs manières, ont été aussi conditionnés par ces environnements.


Disons que les gens ont commencé à se lâcher un peu. Ceux qui ont des styles un peu plus classique se sont mis à porter des sweats à capuche lors de nos conférences zoom.

On ne va pas se mentir, on incarne un peu tout ça chez Welcome To The Jungle. On est une boîte de bobos, nous. Chez nous, les gens se ressemblent un peu. C’est comme ça. Je ne prône absolument pas que pour être meilleur, il faut être en jean, comme je ne prône pas que pour avoir une entreprise qui marche, il faut nécessairement un grand open space, et un baby-foot. Il y en a qui sont mieux en costume, dans des petits bureaux, et c’est très bien. Le plus important, c’est de savoir rester vrai, de ne pas chercher le cool par tous les moyens. Il y a des boîtes faîtes pour des gens en costumes, qui fonctionnent très bien ainsi.

Quand on est une start-up, c’est facile de recruter des gens différents ?

Cela peut être dur. Moi aussi, il m’arrive de tiquer quand je vois quelqu’un qui semble ne pas avoir fait d’efforts. On peut prendre ça comme une marque de désintérêt de la part du candidat, comme une insulte presque. Il faut arriver à aller au-delà de ça, à mettre ce sentiment de côté. Il faut chercher à vouloir connaître la personne à qui l’on a affaire, et ce n’est pas forcément évident. J’ai déjà vu des gens avec une chemise mal boutonnée, avec des vêtements sales, qui, en réalité, étaient des têtes bien faites, des super geeks. La seule chose qui compte c’est d’arriver à voir si la personne va être bonne pour la boîte.

Est-ce qu’il y a des excentriques chez Welcome To The Jungle ?

Il y en a quand même, oui, et heureusement. On a des gens très stylés qui se fonderaient parfaitement dans le décor des endroits les plus fashion de New York. On a des hard-rockeurs tout en cuir, qui le revendiquent vraiment. Du côté de la production, il y a des gars de la street qui aiment aussi beaucoup le montrer, et ça leur va bien. Je ne dis pas que c’est un show permanent, mais les gens aiment dire à quel monde ils sont affiliés. Je crois que c’est assez sain. Et tout le monde bosse, surtout ! Quand nos clients viennent dans nos bureaux, ils sont souvent déçus. Ils s’attendent à découvrir un monde extraordinaire, une sorte de zoo où l’on se balade en skate dans les couloirs, avec une canette de soda à la main et où on traîne. Non, chez nous, les gens bossent. C’est studieux.

Les looks ont-ils changé avec le confinement ?

Disons que les gens ont commencé à se lâcher un peu. Ceux qui ont des styles un peu plus classique se sont mis à porter des sweats à capuche lors de nos conférences zoom. Ils bossent très bien comme ça, et je pense qu’ils se disent que, désormais, ils peuvent aussi s’habiller comme ça au bureau.

Le confinement a contribué à ouvrir quelques chakras, je crois. On est bien en jogging, on est bien en chemise en chambray, on est bien en sweat à capuche. Ceci dit, je ne suis pas non plus tout à fait optimiste. C’est la même chose que ce type qui revient de Bali en disant à tout le monde qu’il jure partout qu’il ne mangera plus que des graines et priera tous les matins Kirshna. Je ne suis pas certain que cela dure très longtemps. La normalité va certainement reprendre le dessus. Les gens vont reprendre leurs habitudes. Je le sens.

Très jeune, vous rêviez de devenir pianiste. Avant de lancer Welcome To The Jungle, vous avez été ingénieur du son. Et le style ? Vous avez toujours eu le même ?

Je n’avais pas de style, moi, au départ. Pendant des années, je n’avais pas d’argent, je vivotais avec la musique, je faisais des productions gratuitement pour me faire connaître et je n’avais pas de quoi me constituer une garde robe particulière. En plus, je ne travaillais qu’avec des rats de studio qui se fichaient volontiers de la mode, qui portaient le même vieux t-shirt avec un logo de Led Zeppelin depuis vingt ans. Ca n’aidait pas.

Lorsque j’ai commencé à gagner ma vie à l’approche de mes trente ans, je me suis mis à m’intéresser à la fringue. Pour remplir mes placards, je me suis inspiré de ce que je voyais dans les magazines, je piochais des idées de marques, de silhouettes. Très vite, j’ai adopté un look standard mais de bonne qualité.

C’est comme tout dans la vie : une fois que j’ai mis le doigt dedans, je ne me suis jamais arrêté. J’aime ça. Je ne saurais pas être autrement que comme ça aujourd’hui, quoi que je fasse, qu’il s’agisse d’imaginer des choses pour Welcome To The Jungle ou, comme cela va être bientôt le cas, de jouer dans une web-série, et de faire un one-man show sur scène. Ce look, cette diversité dans la manière de se présenter, avec mes baskets, mes jeans, mes chemises (Hast of course !), c’est ce qui est le plus fort aujourd’hui chez moi. Si Welcome To The Jungle continue à grossir, j’espère rester le même. Je me suis trouvé.

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Crédit photo : Laurence Revol (merci)