Entretien avec le chef Juan Arbelaez, le top du top chef

Entretien avec le chef Juan Arbelaez, le top du top chef

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À une époque, qui nous semble dater aujourd’hui de la préhistoire, il fallait compter sur l’accent chantant de la célèbre Meïté ou bien sur la rigueur de l’étoilé Joël Robuchon pour voir de la cuisine à la télévision. Aujourd’hui, tandis que l’émission Top-Chef bat des records d’audience année après année, c’est un jeune homme à la fine moustache de Zorro débarqué du joyeux bazar de Bogota, en Colombie, qui incarne la bonne franquette en plateau. Chroniqueur pour l’émission Quotidien, voilà le chef Juan Arbelaez, qui cumule aussi tout un tas d’autres responsabilités médiatiques. Ancien élève du fameux Institut Cordon Bleu, chef d’orchestre de plusieurs restaurants dont les fameux Plantxa et Yaya, le jeune homme est le tenant d’une cuisine du moment, où les saveurs du monde et les manières enthousiastes infusent avec subtilité nos bonnes vieilles traditions.

Dans quel genre d’environnement culinaire avez-vous grandi en Colombie ?

Pour tout dire, j’ai justement l’impression d’avoir grandi dans une grande cuisine. Chez moi, on a toujours adoré manger, et on a toujours eu la passion du produit. Le piment et le citron sont certainement les aliments qui ont accompagné toute ma jeunesse. Ils composent notamment la base de l’aji, une sauce que l’on retrouve partout - cela ressemble à la sauce chien des plats créoles. On la sert avec les empanadas, ou bien avec du riz ou des pommes de terre. Nous avons une chance énorme en Colombie, aussi : chez nous, la Cordillère des Andes se sépare en trois de telle manière que nous disposons de tous les étages thermiques possibles. Résultat : les questions de saisonnalité des produits n’existent pas. Du côté du Pacifique, je me souviens avoir mangé des soupes de coquillages avec des poivrons, de l’origan et du gingembre puissant, le tout mijotant dans un lait de coco frais à peine extrait. Il y a aussi des plats de haricots rouges dont la cuisson gorge le riz que l’on sert en accompagnement. Et puis ce fameux ceviche avec une sauce tomate. La Colombie est une terre très riche, avec des terroirs différents, qui sont pleins de soleil. Et puis, en vérité, on ne connaît pas vraiment un fruit, tant que l’on ne l'a pas goûté en Colombie.

Est-ce que le respect du terroir est une chose qui compte, là-bas ?

Tout ça est en danger. Comme un peu partout dans le monde, je pense que l’on a beaucoup souffert de l’industrialisation à outrance de nos terroirs. Les grandes entreprises chimiques comme Bayer et Monsanto les ont saccagés ces dernières années avec leurs pesticides, et petit à petit nos savoir-faire se sont mis à disparaître. Mais les choses changent. Aujourd’hui, les Colombiens manifestent. Ils sont dans la rue. Ils luttent notamment contre le trop plein d’importations dans le pays, qui étouffent les producteurs locaux. Notre agriculture est en péril, mais nous avons la chance d’avoir une jeunesse qui se bat. C’est essentiel.

Pourquoi avez-vous absolument tenu à apprendre à cuisiner en France ? Qu’est-ce qui vous a toujours fasciné dans la cuisine d’ici ?

La cuisine française se base sur une technique extraordinaire. Quand on goûte quelque chose de très français, comme un jus de volaille par exemple, tout y est fou parce qu’il y a un vrai savoir-faire d’extraction. En France, aussi, il y a une tradition de la transmission des choses. Tout un tas de grands cuisiniers ont écrit des livres qui sont aujourd’hui des précis de référence pour apprendre à faire la cuisine, comme des guides. C’est pour ça qu’aujourd’hui les concepts de brunoise, de julienne ou encore de bain-marie sont connus à travers le monde. La cuisine française, c’est l’origine de tout. Je me souviens que la première fois que j’ai travaillé dans une cuisine de restaurant française, au Balzac de Pierre Gagnaire, à Paris. C’était comme si j’avais débarqué d’un coup à Disneyland. J’avais vingt ans, et j’en ai pris plein les yeux, plein les narines et plein la bouche. Il y avait ce thon incroyable, de presque cent kilos, qu’il avait fallu lever à plusieurs. C’était aussi la première fois que je voyais de l’ail noir et du fenouil bronze. J’étais dans un laboratoire, et j’en ai profité pour enrichir le plus possible ma bibliothèque mentale de saveurs. Dans les restaurants où j’ai travaillé avant de me lancer, j’ai appris aussi à envisager les aliments sous un autre angle, à réfléchir à de nouvelles manières de les découper et de les mélanger, pour les amener dans des états jusque-là jamais vus. J’ai appris la créativité, et même avec un oignon.

Qu’avez-vous fait, donc, de vos influences colombiennes et de votre formation à la française ?

Quand on devient chef, il s’agit avant tout de chercher sa propre originalité, de trouver sa patte, sa signature. Évidemment, moi, j’ai essayé de puiser dans mes racines pour faire ça. J’ai essayé de marier les ingrédients avec lesquels j’ai grandi et la technique de cuisine française que j’ai apprise à Paris. Cette mixité est une chance, je trouve. Aujourd’hui, j’essaye de réveiller la cuisine française, ou bien de l’ensoleiller. Par exemple, je fais un canard à l’orange avec une sauce à la pâte de tamarin, du piment et du poivron vert de Colombie. Il y a là les mêmes notes légèrement aigres-douces, très puissantes du canard à l’orange classique, mais avec, en plus, un parfum vraiment nouveau.

Quelle est votre vision du monde de la cuisine ?

Il y a quelque chose de dur dans la cuisine. On parle d’un « chef », d’une « brigade de cuisiniers », et d’un « coup de feu » pour lancer le service. La cuisine, c’est militaire, presque. Moi, pendant très longtemps, j’ai pensé qu’il n’y avait justement que cette dureté, qu’une discipline de tous les instants, qui pourraient me permettre de m’élever. Je me suis laissé exploiter, beaucoup, par ceux d’au-dessus. Aujourd’hui, les choses ont changé. Il faut de la souplesse, de la bienveillance. C’est sur ça que repose l’avenir de la cuisine. Moi, je suis très proche de mes cuisiniers, et je n’aime pas que l’on m’appelle « chef ». C’est Juan. Même dans l’allure, je ne suis pas vraiment un chef. Je cuisine en t-shirt, et en jean, pour décomplexer la cuisine. Mais, en vérité, je ne pense pas que c’est la tenue qui change quelque chose. C’est une question d’état d’esprit, d’énergie que l’on dégage. C’est simple : il ne faut pas être une merde en cuisine. Mon côté chaleureux a forcément à voir avec mes origines. La Colombie est un pays de convivialité. Quand on entre dans un ascenseur et que l’on tombe sur un inconnu, on le salue forcément, alors que ce n’est pas le cas en France. Dans un bus, dans un bar, tout le monde se parle. Quand on dîne, tout le monde partage les plats, on se sert au milieu de la table, et ça lie les gens, ça les connecte. C’est une notion puissante. Cette forme d’ouverture m’a joué quelques tours quand je suis arrivé en France. Ça a été dur. En plus, je suis arrivé à Paris en hiver, et quand il fait froid dehors, les gens sont encore plus froids. J’ai fini par m’adapter. En vérité, le parisien est comme un artichaut. Il est dur dehors, mais quand on atteint le cœur, c’est toujours tendre.

La saisonnalité des produits semble être le mantra principal de votre cuisine. Comment procédez-vous à une époque où l’on peut manger des fraises en hiver ?

En France, on travaille exclusivement avec des petits producteurs qui nous permettent de travailler au fil de saisons. Au vrai, on ne se pose pas vraiment de question : quand on les appelle, on leur demande ce qu’ils ont en stock. On est tributaire de leurs récoltes, ou de la pêche du moment. Et mes cartes s’adaptent. De ce point de vue, c’est impossible de tricher. C’est comme ça. Je continue de penser que l’on ne peut pas forcer la terre à nous donner les choses que l’on veut quand on veut.

À ce titre, vous produisez maintenant depuis quelques années une huile d’olive bio. Quelles sont les coulisses de cette histoire ?

Lors de la Coupe du Monde de football de 2014, il y a eu un match entre la Colombie et la Grèce. Je suis allé le voir dans un bar avec des amis qui, quelques mois plus tôt, m’avaient présenté l’huile d’olive qu’ils faisaient produire en Grèce. Avant que le match commence, on a fait un pari. Si la Colombie gagnait, les types devaient m’inviter en Grèce. Évidemment, la Colombie a gagné, et on est parti en Grèce. Là-bas, on a noué un lien unique. J’ai rencontré leur famille qui fait de l’huile depuis huit générations. Ensemble, on a visité une parcelle en bio magnifique et c’est comme ça que l’on a commencé à produire notre huile d’olive !